J’ai grandi dans une cité aux mille visages. On y parlait arabe, portugais, lingala, breton parfois. Les voix de mes voisins tissaient des récits venus d’ailleurs. Les dimanches sentaient la chorba, la morue, le mafé. Et au milieu de cette symphonie multiculturelle, il y avait la famille. Celle que l’on appelait depuis le pays. Celle qu’on attendait des mois, parfois des années, à cause d’un visa trop lent, d’un dossier incomplet, d’une loi en sursis. Aujourd’hui, je lis que 57% des Français veulent tourner le dos à cette politique. Je ne comprends plus ce pays qui est le mien. Pourquoi cette peur de l’autre ? Pourquoi ce rejet d’un droit aussi fondamental que celui de vivre en famille ?
Le visage d’une France divisée
Le 29 mars 2025, un sondage CSA pour CNEWS, le JDD et Europe 1 crée la stupeur : 57% des Français se déclarent favorables à la fin du regroupement familial. Cette politique, instaurée dans les années 1970, permettait à un étranger vivant légalement en France d’être rejoint par son conjoint et ses enfants mineurs. Elle était considérée, jusqu’alors, comme une pierre angulaire du respect des droits humains.
Mais les chiffres ne mentent pas. Pire encore : 71% des 18-24 ans — pourtant génération dite ouverte, tolérante, mondialiste — soutiennent cette idée. Ils sont suivis de près par les 35 ans et plus, à 57%. Seuls les 25-34 ans marquent un léger recul avec 49% favorables.
Que s’est-il passé ? Quel courant invisible a retourné la boussole morale d’une nation historiquement construite sur des vagues migratoires successives ?
L’ombre de l’Autriche plane sur l’Europe
Il faut remonter quelques jours en arrière. Le 26 mars 2025, l’Autriche, par la voix de son chancelier, annonce la suspension du regroupement familial pour les réfugiés. Le motif invoqué : « Protéger l’équilibre social du pays ». Cette décision fait immédiatement des émules à droite de l’échiquier politique français. Le Rassemblement National s’en félicite. Les Républicains embrayent. La majorité présidentielle hésite. La gauche dénonce.
Mais les chiffres du sondage tombent comme un couperet : Le peuple, lui, semble déjà convaincu.
Témoignages : Quand la politique touche l’intime
Zahra, 42 ans, vit à Nanterre. Elle est arrivée du Maroc en 2017. Son mari est resté au pays, le temps que la procédure suive son cours. Sept ans plus tard, il n’est toujours pas là.
« On m’a demandé des preuves de notre mariage. Des relevés bancaires. Des photos. Des certificats de scolarité pour les enfants. J’ai tout envoyé. Mais rien ne suffit. Et maintenant, on parle de tout arrêter ? Comment je fais, moi ? Comment mes enfants font, sans leur père ? »
Mamadou, 30 ans, est infirmier à Strasbourg. Il a obtenu son titre de séjour en 2021. Sa mère est gravement malade à Bamako.
« Je voulais qu’elle vienne vivre avec moi. Elle a élevé quatre enfants seule. Elle mérite de finir ses jours entourée. Et maintenant, on me dit que ce ne sera plus possible ? On parle de chiffres, mais nous, on est des êtres humains. »
Une France sous tension
La question migratoire n’a jamais été aussi clivante. Derrière le sondage se cache une crise identitaire profonde. La peur de « perdre ses repères ». La crainte de « ne plus être chez soi ». L’impression d’une France « saturée ». Des expressions que l’on entend sur les plateaux télévisés, mais aussi dans les cafés, les salons, les bureaux.
Mais où est la frontière entre inquiétude légitime et rejet aveugle ?
Les sympathisants de droite sont les plus tranchés :
- 76% des électeurs des Républicains,
- 75% des électeurs du Rassemblement National
souhaitent mettre fin au regroupement familial.
Même du côté de la majorité présidentielle, 52% sont favorables à cette suppression.
À gauche, les lignes bougent aussi :
- 45% des électeurs de La France Insoumise,
- 38% des socialistes et écologistes
estiment que le regroupement familial n’est plus d’actualité.
Les conséquences humaines d’une politique froide
Derrière chaque pourcentage, il y a un visage. Un père séparé de ses enfants. Une mère bloquée à des milliers de kilomètres. Des enfants grandissant sans repères familiaux.
Le regroupement familial, ce n’est pas un luxe. C’est un droit fondamental reconnu par la Convention européenne des droits de l’homme. Le supprimer, ce n’est pas freiner l’immigration clandestine. C’est casser les ponts de l’intégration. C’est faire croire que l’exil peut se vivre seul, sans lien, sans racine, sans affection.
Une France à la croisée des chemins
En suspendant le regroupement familial, la France pourrait suivre la voie de l’Autriche. Mais à quel prix ? Perdre son humanité ? Briser le pacte républicain ? Ouvrir la voie à une politique migratoire faite de murs et de quotas, plutôt que de solidarité et d’intelligence collective ?
Le débat ne fait que commencer. Et il s’annonce rude, tendu, viscéral. Car au fond, il ne s’agit pas seulement d’immigration. Il s’agit de ce que la France veut devenir. Une forteresse ? Ou une terre d’accueil juste et maîtrisée ?
Entre raison et compassion
Pourquoi cette peur de l’autre ?
La réponse tient sans doute dans le paradoxe français : Un pays tiraillé entre son passé de puissance coloniale et son présent multiculturel, entre ses principes républicains et ses crispations identitaires, entre ses discours et ses actes.
57% des Français veulent mettre fin au regroupement familial. Mais 100% des familles séparées par des frontières espèrent encore qu’un jour, leur douleur cessera d’être une variable politique.