Pourquoi est-ce que je continue à appuyer sur ce bouton d’ascenseur, alors qu’il ne semble rien déclencher ? Est-ce pour me rassurer… ou pour me donner l’illusion que j’ai encore le contrôle ?
Elle s’appelait Élise. Chaque matin, elle prenait le même ascenseur. Huit étages, direction le bureau, le sac un peu trop lourd, les yeux encore marqués par le sommeil. Comme à son habitude, elle appuyait sur le bouton de fermeture des portes, tapotait même une seconde fois, en espérant gagner quelques précieuses secondes. Mais ce qu’Élise ne savait pas encore, c’est que ce bouton n’avait en réalité… aucun effet.
Et elle n’était pas la seule. Chaque jour, des millions de Français, comme Élise, interagissent avec des boutons qui ne sont plus reliés à rien. Des boutons « placebo ». Inactifs. Déconnectés. Pourtant, ils continuent à faire partie intégrante de nos gestes, presque rituels, dans notre quotidien urbain.
Une illusion de contrôle soigneusement orchestrée
Dans le jargon des psychologues comportementalistes, on appelle cela “l’illusion de contrôle”. Une sensation diffuse, mais rassurante, selon laquelle notre action a une incidence directe sur ce qui nous entoure.
Dans les grandes villes comme Paris, Lyon ou Marseille, cette illusion est omniprésente. Prenons les feux piétons, par exemple. Ces petits boîtiers noirs au coin des rues, que l’on presse de l’index comme pour dire à la ville “Je suis là, laisse-moi passer.” Dans bien des cas, ces boutons n’activent rien. Le système est automatisé, calé sur un algorithme de gestion du trafic. Mais l’humain, lui, a besoin de ce point d’ancrage, de cette interface tactile qui lui donne la sensation d’avoir une emprise sur le réel.
Ascenseurs, climatiseurs, portes automatiques : Ces autres boutons fantômes
Le bouton de fermeture dans les ascenseurs est sans doute l’exemple le plus connu. En France, depuis les années 2000, de nombreuses normes de sécurité imposent que ces boutons soient désactivés ou que leur action soit différée pour ne pas léser les personnes à mobilité réduite.
Pourtant, les fabricants laissent le bouton. Pourquoi ? Pour éviter la frustration. Parce qu’un bouton visible qu’on ne peut pas presser est bien plus anxiogène… qu’un bouton qui ne fait rien, mais que l’on peut presser.
Les climatiseurs installés dans les chambres d’hôtel suivent parfois le même principe. Les réglages de température semblent fonctionner. Mais en réalité, l’appareil est bloqué sur un minimum énergétique décidé par la direction. Le client croit agir sur son confort, sans modifier la consommation réelle. Là encore : Illusion.
Une stratégie psychologique… mais aussi politique
Derrière cette apparente manipulation, il y a parfois des enjeux politiques. Rendre un espace plus fluide. Réduire les conflits d’usage. Désengorger des carrefours. Les boutons placebo permettent aux usagers de se sentir écoutés, sans pour autant alourdir les systèmes techniques.
Selon le sociologue Jean-Claude Kaufmann, “ce besoin de contrôle est devenu l’un des piliers invisibles de notre société connectée. Appuyer sur un bouton, c’est affirmer sa présence dans le monde. C’est dire : j’existe, j’interagis.”
Une pratique mondiale… et acceptée
Des études américaines menées à New York ont montré que 90% des boutons de passage piéton n’étaient plus fonctionnels depuis les années 2000. Et pourtant, personne ne s’en plaint. Mieux encore : Lorsqu’on les retire, les plaintes des usagers explosent.
En Allemagne, dans certaines stations de métro à Berlin, les boutons d’ouverture des portes ne sont pas reliés au système. La rame ouvre toutes les portes en même temps, automatiquement. Mais le bouton est maintenu. “C’est un geste culturel”, expliquait un ingénieur de la BVG. “Les Allemands aiment se sentir acteurs.”
Un avenir encore plus trompeur avec l’IA ?
Avec l’émergence de l’intelligence artificielle et des assistants vocaux, l’illusion pourrait se renforcer. Appeler un ascenseur à la voix, interagir avec une interface qui nous répond… mais sans savoir si elle agit vraiment.
Les villes du futur seront-elles peuplées d’interfaces faussement actives ? Des écrans tactiles qui ne commandent rien, mais apaisent l’usager par leur seule présence ? Des algorithmes qui répondent à nos requêtes sans les exécuter ?
Le besoin humain derrière la supercherie
Au fond, ce que révèlent ces boutons placebo, ce n’est pas tant une manipulation technique qu’un besoin profondément humain : Celui d’agir, même symboliquement.
Appuyer sur un bouton inutile nous rassure. Cela donne du sens à l’attente. Cela transforme un temps passif en geste actif. Cela nous empêche, parfois, de sombrer dans l’impatience ou l’agacement.
Comme Élise, qui continue, chaque matin, à presser ce bouton d’ascenseur. Même après avoir appris qu’il était déconnecté. Elle sourit en le faisant. Elle sait. Mais elle appuie quand même. Car au fond… cela lui fait du bien.
👉 Cet article vous a interpellé ? Alors ne regardez plus vos boutons du même œil… La ville regorge de ces petits simulacres qui en disent long sur notre besoin de contrôle.