Logement social, délinquance et responsabilité collective : notre article explore la demande des maires face aux limites du droit actuel.

Peut-on expulser toute une famille HLM à cause d’un enfant trafiquant de drogue ? Le cri d’alerte des maires face à la loi

SOCIETE

Le petit matin gris d’une France fracturée

Il est à peine six heures ce matin-là, lorsque Fatima, emmitouflée dans sa vieille djellaba, ouvre la fenêtre de son petit appartement HLM de Nanterre. Le bruit des trains, le cri d’un bébé dans l’immeuble voisin, le souffle du vent sur les vitres fissurées… Rien n’a changé dans cette cité qu’elle habite depuis 1988. Pourtant, tout a basculé.

Trois jours plus tôt, elle a reçu une lettre d’un huissier de justice. Quelques mots, froids, mécaniques, mais qui gèlent le sang : « Notification préalable à l’expulsion du logement pour trouble de jouissance dû aux activités illicites de votre fils Karim. »

Karim, 22 ans. Son aîné, son cauchemar, son amour écorché. Pris la main dans le sac — littéralement — avec 80 grammes de résine de cannabis, un pistolet d’alarme, et une liasse de billets. Le tribunal l’a condamné à un an ferme. Mais c’est toute la famille qui risque désormais de finir à la rue.

Une proposition venue d’en haut

À 900 kilomètres de là, sur les hauteurs du Palais des Festivals à Cannes, un autre matin se lève. David Lisnard, maire LR de la ville, enfile sa veste de président de l’Association des Maires de France. Le sujet du jour brûle les lèvres : Le pouvoir d’expulser les familles « notablement connues pour des trafics » des logements sociaux.

Ce 7 mai 2025, dans une déclaration qui fera le tour des rédactions, il déclare :

« Nous ne pouvons plus tolérer que les logements sociaux soient occupés par des familles qui participent ou ferment les yeux sur des trafics. Il faut pouvoir les expulser pour garantir la tranquillité des honnêtes citoyens. »

C’est un cri de colère, mais aussi d’impuissance. Car les maires, aujourd’hui, n’ont pas le pouvoir juridique direct d’ordonner l’expulsion d’une famille HLM pour des faits de délinquance. Il leur faut passer par les bailleurs sociaux, puis par les tribunaux, dans des procédures longues, complexes, et souvent infructueuses.

Les cas concrets qui divisent la République

Saint-Denis, 2013. Le bailleur Plaine Commune Habitat parvient à faire expulser la famille d’un jeune trafiquant. Il s’appuie sur l’article 7 de la loi du 6 juillet 1989, invoquant un « trouble de jouissance » pour les voisins. Une première en France.

Depuis, quelques cas similaires ont suivi :

  • Angers, 2017 : Une famille expulsée après plusieurs signalements de nuisances liées au fils.
  • Nice, 2022 : Une mère célibataire perd son logement après la condamnation de son adolescent de 17 ans.
  • Lyon, 2024 : Un couple âgé expulsé à cause des activités illégales de leur petit-fils hébergé temporairement.

Chaque fois, les associations crient à la punition collective. Chaque fois, les maires invoquent le besoin de sécurité pour les résidents.

La loi face à l’émotion

Maître Sylvie Douzet, avocate spécialisée en droit du logement, résume le dilemme :

« Le droit français protège la jouissance paisible du logement. Mais il interdit aussi les sanctions collectives. Pour expulser une famille entière, il faut prouver que les parents étaient informés ou complices. Ce n’est pas automatique. »

Le problème, c’est que la loi n’a pas prévu que le droit au logement puisse entrer en conflit avec la sécurité publique. Et dans les cités, nombreux sont les voisins qui préfèrent se taire plutôt que témoigner. Peur des représailles, sentiment d’abandon, résignation.

Pendant ce temps, les trafiquants s’installent dans les cages d’escaliers, transforment des appartements HLM en points de deal, et ruinent la vie de dizaines de familles innocentes.

Les maires en première ligne, les bailleurs dépassés

Sur le terrain, les maires ne cessent de tirer la sonnette d’alarme. Yves Duteil, maire d’une petite ville d’Île-de-France, raconte :

« J’ai une mamie de 83 ans qui vit cloîtrée chez elle depuis que son voisin de palier a transformé son salon en entrepôt de drogue. Le bailleur ne fait rien, la préfecture temporise, et moi je regarde cette femme mourir à petit feu. »

Les bailleurs sociaux, eux, avancent sur des œufs. La procédure d’expulsion peut prendre deux à trois ans. Et même quand un jugement est prononcé, il faut ensuite obtenir le concours de la force publique. Or les préfectures rechignent souvent à donner leur feu vert, par peur des émeutes ou du retentissement médiatique.

Le contre-argument des associations

La Ligue des Droits de l’Homme, la Fondation Abbé Pierre, Droit au Logement… Toutes s’insurgent contre la proposition de David Lisnard.

« Expulser une famille pour les actes d’un seul, c’est instituer une justice de vengeance, pas de droit, » déclare Jean-Baptiste Eyraud, militant historique du DAL.

Et puis, il y a le risque d’erreur. Si le fils est innocenté en appel ? Si la mère ne savait rien ? Si les petits-enfants sont scolarisés, intégrés, innocents de tout cela ?

« C’est l’équivalent d’une peine collective sans jugement. C’est contraire à la Constitution, » ajoute maître Douzet.

Fatima, bientôt à la rue ?

Retour à Nanterre. Fatima a fait appel. L’aide juridictionnelle lui a été accordée. Mais l’angoisse est là, chaque nuit, chaque minute. Elle serre contre elle ses deux petits-enfants, Samia, 6 ans, et Idriss, 4 ans. Ils ne savent rien. Ils parlent encore du jardin de l’école, du goûter au chocolat.

Mais que dira-t-elle quand l’huissier viendra coller l’avis d’expulsion sur la porte ? Où ira-t-elle dormir ? Qui lui tendra la main ? L’État ? Le maire ? L’association de quartier ? Personne ne lui répond.

Une France à la croisée des chemins

Le débat est posé. Faut-il donner aux maires le pouvoir d’expulser plus vite ? Faut-il renforcer la loi de 1989 ? Créer un « observatoire des troubles » dans les HLM ? Ou bien, au contraire, protéger coûte que coûte le droit au logement, quitte à ce qu’il soit parfois dévoyé ?

Fatima, elle, n’a pas les mots. Elle n’a que sa prière du matin, ses mains qui tremblent, et un espoir qui s’amenuise. « Je suis née ici, j’ai élevé mes enfants ici, je ne suis pas une criminelle. S’il vous plaît… laissez-moi rester. »

Quand la République oublie ses règles… ou les redessine

Derrière chaque décision d’expulsion, il y a une famille, une histoire, une blessure. Derrière chaque maire en colère, un quartier abandonné, une colère légitime. Et entre les deux, une justice paralysée par des textes trop rigides pour une réalité en mutation.

L’histoire de Fatima n’est qu’un exemple. Mais demain, elle pourrait devenir la norme. Alors, faut-il vraiment punir tout un foyer pour un seul délinquant ? Ou accepter que le droit au logement ne soit plus un droit inconditionnel ?

La France devra bientôt trancher.

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