« Peut-on vraiment tourner la page d’un livre qui brûle encore les doigts chaque fois qu’on l’ouvre ? » s’interroge Salim, historien indépendant, né à Nanterre de parents algériens, après avoir entendu les mots tranchants de Gérald Darmanin sur la mémoire coloniale.
Un mercredi sec, un mot tranchant
Il était un peu plus de onze heures ce mercredi d’avril, lorsque Gérald Darmanin, debout sous les dorures du ministère de la Justice, s’est exprimé face à une presse attentive. Les flashs crépitaient à peine, comme si la salle retenait son souffle. D’un ton posé mais sans appel, il lâcha : « Le passé est le passé, et la France n’a pas à s’en excuser. »
Un silence. Une brèche. Une onde de choc. Ce n’était pas seulement une phrase. C’était une frontière. Un mur levé entre deux mémoires, deux récits, deux douleurs.
Salim, la mémoire dans les veines
Salim, 42 ans, connaît cette douleur par cœur. Chez lui, les souvenirs ne sont pas que des histoires racontées au coin du salon, ils sont dans les gestes de sa mère, dans les silences de son père. Le mot « rente mémorielle« , souvent prononcé avec mépris sur les plateaux télé, lui fait l’effet d’un poison lent. Il a grandi à Nanterre dans une cité HLM où les murs se souviennent mieux que les manuels scolaires.
Lorsqu’il entend la déclaration de Darmanin, il est dans son petit bureau de chercheur indépendant, entouré de livres, de documents, et de lettres jaunies que lui ont confiées d’anciens appelés du contingent.
Il fronce les sourcils, pas tant par surprise que par fatigue. Une fatigue ancestrale, celle de voir toujours les mêmes cicatrices ignorées, toujours la même Histoire contée d’un seul point de vue.
La France, l’Algérie, et ce passé qui ne passe pas
La relation entre la France et l’Algérie est un fil tendu, fragile, tressé de guerres, de douleurs, de sang et de silences. Depuis l’indépendance de 1962, les deux pays s’observent dans un miroir brisé, incapable de recomposer une image commune.
La colonisation a duré 132 ans. Et dans ce temps long, se sont entassés les traumatismes : Spoliations, discriminations, exécutions, tortures. Puis, la guerre, les massacres de Sétif, Guelma, les camps d’internement, les harkis abandonnés, les Algériens noyés dans la Seine un soir d’octobre 1961 sous les ordres de Maurice Papon.
À chaque sommet diplomatique, cette mémoire revient comme une tempête. Emmanuel Macron avait esquissé des gestes d’apaisement, commandant le rapport Stora, qualifiant la colonisation de « crime contre l’humanité » devant des étudiants algériens. Mais la machine s’est vite grippée.
Darmanin, fils de l’immigration, et la ligne dure
Le paradoxe, c’est que Gérald Darmanin lui-même est petit-fils d’un tirailleur algérien. Une filiation qu’il rappelle parfois avec fierté. Et pourtant, ce mercredi, il a choisi la fermeté. Refuser les excuses, c’est répondre à ce que certains appellent la « surenchère mémorielle », c’est aussi satisfaire un électorat que la droite radicalisée gagne chaque jour davantage.
Son ton sec tranche avec la position d’autres responsables politiques. Mais il est cohérent avec le virage assumé de l’exécutif depuis plusieurs mois : Fermeté sur l’immigration, répression des manifestations, bras de fer avec les régimes étrangers perçus comme provocateurs.
Une Algérie blessée, mais debout
De l’autre côté de la Méditerranée, la réaction ne s’est pas fait attendre. Alger a rappelé son ambassadeur « pour consultation ». Le président Tebboune, qui prépare une visite d’État à Moscou, a dénoncé une « arrogance coloniale persistante ». La presse algérienne s’est enflammée. El Watan a titré :
« La France insulte la mémoire de nos martyrs », tandis que Liberté interrogeait : « Peut-on bâtir l’avenir dans le déni ? »
À Marseille, à Roubaix, à Constantine : Les échos dans les rues
Dans les quartiers populaires de Marseille ou de Roubaix, où vivent encore les descendants de la diaspora algérienne, la déclaration de Darmanin a un goût amer. Samira, 29 ans, auxiliaire de vie à Tourcoing, confie : « On nous demande toujours d’aimer la France, mais cette France-là ne veut pas aimer notre passé. »
À Constantine, en Algérie, le vieil Abdelmadjid pleure devant son poste de télévision : « Ils ont torturé mon père. Et moi je devrais me taire ? »
Le piège de la « rente mémorielle »
Le terme, utilisé notamment par Nicolas Sarkozy dans les années 2000, est revenu dans la bouche de certains éditorialistes ces derniers jours. L’idée sous-jacente : Que l’Algérie utiliserait ce passé douloureux comme un levier politique ou économique. Mais réduire une mémoire nationale à une simple stratégie d’influence est une offense aux victimes.
Salim, dans son bureau, soupire en lisant ce mot. Il écrit dans son journal : « Ce n’est pas une rente. C’est un cercueil qu’on n’a jamais pu refermer. »
Vers une rupture diplomatique durable ?
Les relations diplomatiques entre Paris et Alger sont notoirement instables, mais cette déclaration pourrait laisser des traces profondes. Derrière les mots, ce sont les projets bilatéraux, les visas, les accords économiques, l’aide à la jeunesse, la coopération militaire, qui risquent d’être impactés.
La jeunesse algérienne, connectée, éduquée, ambitieuse, suit de près chaque rebondissement. Pour elle, l’avenir ne peut se construire que si le passé est reconnu. Pas glorifié. Pas instrumentalisé. Reconnu.
Et maintenant ?
Dans la rue, dans les familles, dans les amphis d’université, la mémoire coloniale reste un volcan. Tant que les deux rives de la Méditerranée s’en tiendront à des postures politiques, aucun apaisement n’est possible.
Salim referme son journal. Il regarde par la fenêtre. La pluie commence à tomber sur les trottoirs de Nanterre. Il pense à son grand-père. À ses enfants. À tous les mots qu’on n’a pas encore prononcés.
Puis il murmure : « Le passé n’est pas le passé tant qu’on continue à le nier. »