Pourquoi ne parle-t-on jamais des barrières invisibles qui empêchent un immigré extra-européen de trouver un emploi, plutôt que de l’accuser d’être inactif ?
Il s’appelle Abdoulaye, il a 34 ans, un master en économie décroché à Bamako, et un rêve qui l’a porté jusqu’en France : Offrir à ses enfants une vie meilleure que celle qu’il a eue. Il est arrivé légalement sur le territoire en 2021, avec un titre de séjour “salarié” valable un an, renouvelable sous condition de contrat. Depuis trois ans, il cherche désespérément un poste correspondant à ses compétences. En vain. Aujourd’hui, il fait des extras dans un kebab à Saint-Denis, payé au noir, sans assurance, sans avenir.
Le 18 avril 2025, sur le plateau de CNEWS, Nicolas Pouvreau-Monti, directeur de l’Observatoire de l’immigration et de la démographie, déclarait d’un ton grave :
« Seulement 41% des immigrés extra-européens récents occupent aujourd’hui un emploi en France. »
L’énoncé est mathématiquement exact. Mais que signifie-t-il réellement ? Et surtout, que laisse-t-il dans l’ombre ?
Un chiffre présenté comme une accusation
Dans la bouche de certains éditorialistes, cette statistique n’est pas un constat neutre. Elle devient accusation.
Accusation de paresse. Accusation de parasitisme. Accusation d’échec. Les mots suivent : “poids pour la société”, “bombes sociales”, “intégration ratée”.
Le chiffre, décontextualisé, devient arme. Il alimente les imaginaires d’un pays débordé, d’un modèle social en péril, d’un “nous” menacé par un “eux”. Le discours glisse lentement d’un diagnostic économique à une sentence morale.
Mais que se passe-t-il si l’on prend le temps de regarder derrière le voile statistique ? Si l’on prend le soin d’écouter celles et ceux qui vivent cette réalité ?
L’histoire de Najat, diplômée invisible
Najat, 26 ans, est arrivée du Maroc avec un visa étudiant. Elle a validé un BTS Gestion PME-PMI à Montpellier. Après ses études, elle a déposé un dossier de changement de statut pour pouvoir travailler. Le premier employeur intéressé par son profil a renoncé à cause de la lourdeur administrative. Le second a avoué préférer “quelqu’un de plus à l’aise avec la clientèle française”. Le troisième n’a même pas répondu. Elle fait du babysitting en attendant.
Najat fait partie des 59% qui ne sont pas comptabilisés comme “en emploi”. Pourtant, elle cherche, elle postule, elle espère. En vain. Comme tant d’autres.
Les vraies causes du chômage des immigrés extra-européens récents
Derrière le chiffre des 41%, il y a des réalités structurelles que Nicolas Pouvreau-Monti n’a pas prises la peine de développer :
- La barrière administrative : Un titre de séjour précaire ou un visa temporaire limite fortement l’accès à un emploi stable.
- Les discriminations à l’embauche : Des études de l’Institut Montaigne et du Défenseur des droits montrent qu’un prénom à consonance maghrébine ou subsaharienne réduit de 30 à 50% les chances de décrocher un entretien.
- Le déclassement professionnel : Beaucoup d’immigrés qualifiés ne peuvent faire reconnaître leurs diplômes, ou voient leur parcours totalement ignoré.
- Les délais de régularisation : Certains vivent en France depuis des années sans papiers, et n’ont donc accès qu’au travail non déclaré.
- L’accès restreint à la formation : Sans statut clair ou sans droits sociaux, impossible d’intégrer les programmes de formation ou de reconversion.
Des vies suspendues
Dans un foyer Adoma de Marseille, Mamoudou, ancien professeur d’anglais en Guinée, est hébergé dans une chambre de 9m². Il a déposé une demande d’asile en 2023. Il n’a pas le droit de travailler tant que sa demande n’est pas instruite. Cela fait 18 mois qu’il attend.
Chaque matin, il se lève à 6h, fait sa prière, puis sort marcher jusqu’au vieux port. Il s’est imposé cette routine pour ne pas sombrer dans la dépression. Il lit les petites annonces, il apprend le français avec des bénévoles, il garde l’espoir.
Lui aussi fait partie des 59% qui n’ont pas d’emploi. Par la force de la loi, pas par choix.
Le piège de la présentation médiatique
Dire “seulement 41%” sans expliquer les raisons, c’est insinuer que les 59% restants ne veulent pas travailler. C’est entretenir le fantasme d’un assistanat généralisé. C’est faire porter la faute sur l’individu sans jamais questionner le système.
C’est ignorer l’histoire sociale de la France, qui a longtemps cantonné les travailleurs immigrés aux métiers les plus pénibles et les moins reconnus, tout en refusant de les intégrer pleinement.
C’est oublier que les enfants de ces immigrés, nés sur le sol français, sont souvent confrontés aux mêmes obstacles à l’embauche que leurs parents.
C’est nier les efforts quotidiens, les humiliations silencieuses, les heures de transport pour un job d’intérim payé au Smic, sans perspective.
Une lecture politique à géométrie variable
La sortie de Nicolas Pouvreau-Monti n’est pas neutre. Elle s’inscrit dans un contexte de durcissement du débat public autour de l’immigration.
À l’Assemblée, plusieurs projets de loi visant à conditionner l’accès aux prestations sociales à une “activité effective” sont en cours d’étude. Les chiffres tombent à point nommé pour justifier ces orientations.
Mais où sont les données sur le nombre d’employeurs qui refusent de signer des promesses d’embauche à des immigrés pourtant motivés ?
Où sont les chiffres sur le nombre de CV écartés à cause d’un lieu de résidence ou d’un accent au téléphone ?
Où sont les statistiques sur les refus d’accès à l’intérim pour les demandeurs d’asile ou les personnes en attente de régularisation ?
Ce que 41% ne dit pas
Le chiffre brut n’explique pas la complexité. Il ne dit rien de la bataille quotidienne pour survivre, de la force d’adaptation, des cœurs brisés par le rejet, des espoirs qui résistent malgré tout.
Dans une petite chambre à Nanterre, Fanta, aide-soignante diplômée en Côte d’Ivoire, rêve encore d’exercer dans un hôpital. Mais pour l’instant, elle nettoie des cages d’escalier à Gennevilliers.
Elle dit :
« Ce chiffre-là, 41%, il parle de nous comme si on était des statistiques. Mais nous, on est des mères, des frères, des travailleurs. Même quand on n’a pas de contrat. Même quand personne ne nous voit. »
Une autre France est possible
Plutôt que de pointer du doigt, pourquoi ne pas tendre la main ?
Pourquoi ne pas réformer les dispositifs d’accueil, simplifier la reconnaissance des diplômes étrangers, instaurer un vrai parcours d’intégration par le travail, lutter contre les discriminations systémiques ?
Pourquoi ne pas voir les immigrés comme une chance, une énergie, un potentiel, plutôt que comme un problème à contenir ?
Du chiffre à la réalité humaine
La phrase de Nicolas Pouvreau-Monti restera sans doute gravée dans les esprits comme un avertissement. Mais ce qu’elle ne dit pas, c’est l’injustice structurelle qui empêche des milliers de personnes venues chercher une vie meilleure de simplement travailler.
Ils ne demandent pas l’aumône. Ils demandent le droit de contribuer.
Le chiffre de 41% ne devrait pas être une condamnation. Il devrait être un appel à réparer un système qui exclut, même en silence.