« Est-ce qu’un homme reconnu invalide à plus de 80%, sans emploi mais avec des revenus fixes, peut vraiment dormir dehors simplement parce qu’il ne coche pas la bonne case ? »
Il s’appelle Jordan. Trente-huit ans, l’air tranquille mais les traits tirés, une barbe souvent mal rasée, un sourire discret qui peine à cacher la fatigue. Il dort dehors depuis plus de trois mois maintenant, dans les rues de Rennes, parfois dans un hall d’immeuble, parfois sur un banc près de la Vilaine. Et pourtant, Jordan n’est pas ce qu’on appelle un “sans domicile typique”. Il n’a pas sombré dans l’alcool, il n’a pas de dettes, il ne fuit ni la justice ni les autres.
Jordan est en invalidité reconnue à plus de 80%, suite à un diagnostic sévère de troubles bipolaires. Il perçoit une rente mensuelle de 1 700 euros net, versée chaque mois sans faute par une prévoyance. Il n’a donc pas de loyer impayé à son actif, pas d’antécédent judiciaire, pas de fichage bancaire. Et pourtant, il est à la rue. Car en France, en 2025, il est possible de toucher 1 700 euros nets par mois… et d’être malgré tout rejeté par tous les bailleurs.
Un homme qui ne coche pas les bonnes cases
Jordan a commencé à chercher un logement quand il a compris que l’hébergement temporaire qu’il occupait à l’époque allait se terminer. Il a visité, postulé, envoyé des dizaines de dossiers chaque semaine. Il a tout mis dans sa recherche : Rigueur, politesse, transparence. Mais à chaque fois, c’était la même réponse. Quand réponse il y avait.
— “Nous avons préféré un candidat avec un contrat CDI.”
— “Vous avez des revenus stables, mais pas de bulletins de salaire, donc cela n’ira pas.”
— “Nous cherchons un profil plus classique.”
À force de refus, Jordan a fini par interroger une agence immobilière à voix basse, comme s’il s’excusait d’insister.
— “Qu’est-ce que j’aurais dû faire pour qu’on m’accepte ?”
Elle l’a regardé, embêtée.
— “Vous savez, les propriétaires veulent de la stabilité…”
Il n’a rien répondu. À quoi bon ? Dans leur bouche, “stabilité” ne veut pas dire revenu régulier. Cela veut dire CDI. Peu importe que la rente de Jordan soit versée chaque mois, sans interruption, et garantie. Ce n’est pas un salaire. Ce n’est pas la bonne case.
Associations, logements sociaux : Encore un mur
Alors Jordan s’est tourné vers les associations. Emmaüs, la Fondation Abbé Pierre, Habitat et Humanisme, le Secours Catholique, et même des petites structures locales. Il les a toutes contactées. À chaque fois, les équipes ont été bienveillantes. Elles ont écouté. Rempli des formulaires. Fait quelques appels. Puis sont venues les réponses administratives, froides et définitives.
— “Monsieur, vous percevez plus que le plafond prévu pour nos dispositifs.”
Trop pour l’aide. Trop pour les critères sociaux. Jordan découvre qu’il est trop “riche” pour être pris en charge, et trop “pauvre” pour louer.
Il a aussi déposé des dossiers pour le logement social, pensant que sa situation d’invalidité serait prise en compte. Mais là encore, les commissions passent, classent, reportent. L’urgence, pourtant, est là. Mais rien ne bouge. Le dossier de Jordan dort dans un système qui n’a pas prévu les cas comme lui : Des gens stables sans stabilité administrative.
Une tentative d’acheter… rejetée aussi
Dans un dernier sursaut de dignité, Jordan a pensé à acheter un petit studio. Il a vu un bien à 65 000 euros à Rennes, parfait pour se poser. Il a constitué un dossier, contacté trois banques. Il avait un petit apport. Il pouvait montrer des revenus fixes. Il s’est dit : “Si je ne peux pas louer, je vais devenir propriétaire.”
Mais là aussi, c’est un mur.
— “Votre rente d’invalidité n’est pas considérée comme un revenu professionnel.”
— “Sans contrat de travail, aucun crédit ne vous sera accordé.”
Même avec une rente assurée à vie. Même avec zéro dette. Les banques l’ont rejeté comme un risque. Encore une fois, Jordan ne rentrait pas dans les cases.
Vivre dehors avec 1 700 euros par mois
Aujourd’hui, Jordan vit dans un entre-deux absurde. Il a de l’argent sur son compte. De quoi s’acheter à manger, s’offrir un café chaud, recharger son téléphone, parfois même prendre une chambre d’hôtel pour une nuit. Il n’est pas dans l’indigence, au sens strict. Mais il est dans la détresse sociale, car ce revenu ne lui permet pas d’accéder à l’essentiel : Un toit.
Il dort mal, mange peu, reste debout des heures. Il évite les autres SDF, non pas par mépris, mais parce qu’il n’a pas l’énergie de survivre en groupe. Il lutte déjà contre les cycles imprévisibles de sa maladie, et la rue ne fait qu’amplifier les phases de dépression. Quand il voit les vitres des agences immobilières, il détourne les yeux. Il n’ose plus entrer.
Il a l’impression que la société lui fait payer le simple fait de ne pas travailler, même s’il ne le peut pas.
Un cri silencieux : « Je veux juste louer »
Jordan ne demande pas l’aumône. Il ne demande pas un logement gratuit, ni une faveur. Il veut juste pouvoir louer un appartement comme n’importe qui. Il paierait en temps et en heure. Il prendrait soin du bien. Il signerait un bail, une assurance, fournirait tous les documents. Il veut simplement exister dans le monde immobilier. Mais personne ne veut de lui.
Il a fini par se dire que si son handicap avait été visible — un fauteuil roulant, une canne, une voix tremblante — on l’aurait peut-être regardé autrement. Là, son handicap est psychique, invisible, et donc suspect. On ne voit pas ses angoisses, ses nuits blanches, ses phases maniaques, ses crises internes. On voit juste un homme “normal” sans emploi. Et ça suffit à l’exclure.
Un appel à la société : Combien de Jordan encore ?
Jordan n’est pas un cas isolé. Des milliers de personnes invalides, en situation précaire mais avec des revenus réguliers, vivent aujourd’hui dehors ou dans l’errance administrative. Le système ne les reconnaît pas. Il les oublie. Il les classe comme “hors profil”, “non prioritaire”, “non éligible”.
Et pourtant, ce sont souvent des gens stables, sobres, déterminés, qui veulent juste vivre avec dignité.
Il est temps de poser la question frontalement : En 2025, pourquoi la France autorise-t-elle que des personnes reconnues handicapées à plus de 80%, avec des ressources fixes, dorment dans la rue ?