« C’est quoi cette France où l’on punit ceux qui se lèvent tôt et où l’on récompense ceux qui ne font rien ? » Question posée par : Ludivine, 42 ans, conductrice de bus en Seine-et-Marne.
Il est cinq heures. Pas celle chantée par Dutronc. Non, celle où Ludivine, 42 ans, ouvre les volets d’un petit pavillon à Chelles, en Seine-et-Marne. Chauffage coupé la nuit, pas pour l’environnement, mais pour la facture. Elle prépare son thermos, ses tartines sèches, et enfile son uniforme bleu marine. Elle conduit un bus scolaire. Tous les matins, sans faute. Même les jours de verglas.
Ludivine n’est pas militante. Elle ne vote plus vraiment. Elle ne râle pas pour râler. Elle observe. Et ce matin encore, en prenant son service, elle pense à ce qu’elle a entendu hier à la CAF, en accompagnant sa fille pour une demande de bourse : « Moi, j’vais pas me casser la tête à bosser, j’suis mieux au RSA. »
La fracture invisible des « gens qui se lèvent tôt »
Ce n’est pas un fantasme : De nombreux Français ressentent une injustice structurelle dans leur quotidien. On ne parle pas ici des ultra-riches ou des grands fraudeurs, mais des travailleurs modestes, de ceux qu’on appelle les invisibles, ceux qui triment, payent, mais qui ont le sentiment de n’être jamais aidés.
- Ils gagnent trop pour toucher des aides.
- Pas assez pour partir en vacances.
- Et jamais assez pour épargner.
Ludivine gagne 1 630 euros net par mois. Sa taxe d’habitation revient malgré les annonces. Elle paie sa mutuelle, sa cantine scolaire, son essence, son assurance. Elle n’a pas le droit à la prime d’activité. Elle n’est « pas assez pauvre« , lui a-t-on dit.
Pendant ce temps, son voisin du dessous, en arrêt depuis 2 ans, vit avec l’AAH, le RSA et l’APL. « Il n’est pas malade, il est désabusé« , murmure-t-elle. « Et moi, j’paye tout ça ?«
Le poids fiscal des travailleurs : Quand la solidarité devient déséquilibrée
En France, 47% des foyers fiscaux ne paient pas d’impôt sur le revenu. Mais 100% des consommateurs paient la TVA. Le smicard, le retraité, le chômeur, le cadre. Pourtant, ce sont les classes moyennes et populaires actives qui supportent l’essentiel de l’effort contributif.
« Quand t’es à découvert le 10 du mois, et qu’on te dit que tu dois encore payer 245 € d’impôts locaux, ça te fait douter de tout. » Témoignage de Karim, ouvrier à Toulouse.
Ce sentiment d’injustice n’est pas purement fiscal. Il est psychologique. Il ronge lentement les convictions, les solidarités. Il crée du ressentiment, parfois même de la haine.
Des aides pour tous… sauf pour ceux qui bossent ?
Le système français est généreux. C’est sa fierté. Mais cette générosité, souvent mal expliquée, nourrit une colère sourde. Une idée s’est imposée : Pour être aidé, il ne faut surtout pas travailler.
Le RSA : 607€ par mois (plus en cas d’enfants). L’APL : jusqu’à 400€ selon le loyer. L’AAH : 1016€ pour les personnes reconnues handicapées. Et si l’on cumule les aides, certains foyers sans activité atteignent 1 200 à 1 500€ par mois, sans charges sociales.
Et pourtant, la grande majorité des bénéficiaires ne profitent pas du système. Ils le subissent. La précarité, l’exclusion, les ruptures de parcours sont réelles. Mais cela n’empêche pas la minorité d’abuseurs d’alimenter une image faussée… mais puissante.
Quand le travail ne paie plus assez
Les chiffres sont cruels : Selon l’INSEE, 25% des salariés français gagnent moins de 1 500€ net par mois. Et selon une étude du Crédoc, près de 40% des travailleurs pauvres cumulent emploi et précarité. Ce ne sont pas des glandeurs. Ce sont des gens qui bossent… et qui galèrent quand même.
Et si c’était ça, le vrai problème ?
« Travailler ne devrait pas rimer avec galérer. »
Ludivine ne veut pas la guerre entre les pauvres. Elle ne méprise pas les gens au RSA. Elle ne juge pas les malades, les accidentés, les exclus. Ce qu’elle dénonce, c’est un système devenu illisible, incohérent, et qui donne parfois l’impression que l’effort est une punition.
Un modèle social à bout de souffle ?
L’État français dépense chaque année plus de 830 milliards d’euros. Près de 50% de cette somme va aux prestations sociales : Retraite, santé, famille, chômage. Ce n’est pas un hasard. C’est un choix de société. Mais ce choix vacille.
Car ce modèle, bâti sur la solidarité, suppose une confiance mutuelle :
- Confiance dans les institutions,
- Confiance dans les politiques,
- Confiance dans l’égalité de traitement.
Quand cette confiance se fissure, le pacte social explose. Et c’est ce qu’on voit déjà émerger : Défiance, rancœurs, radicalités.
Et maintenant ?
« J’ai pas envie de devenir comme eux. Aigrie. J’ai envie de croire encore. Mais je veux juste qu’on arrête de nous prendre pour des pigeons. » — Ludivine, un matin d’été en Seine-et-Marne.
Ce n’est pas la France du mérite que les gens rejettent. C’est celle de l’injustice organisée, où les règles ne semblent plus valoir pour tout le monde.
Le modèle français n’a pas besoin d’être détruit. Il a besoin d’être rééquilibré. Redonner du sens au travail. Valoriser ceux qui font tourner la société. Aider sans infantiliser. Soutenir sans décourager l’effort.
Car si l’on continue à opposer travailleurs et assistés, si l’on continue à faire payer toujours les mêmes… alors oui, tout s’écroulera.
« J’ai signé mon CDI en mai 2024. Un vrai contrat, 35 heures, 1 450 euros nets par mois. Et pourtant, depuis octobre, je dors dans ma Twingo. »
Le matin, je mets l’uniforme dans les toilettes d’un parking souterrain. Je me parfume pour masquer l’odeur de la sueur et du sommeil entre deux sièges. Je travaille à deux pas des boutiques de luxe, des vitrines propres et des clients bien coiffés. Moi, je me brosse les dents avec une bouteille d’eau posée sur le capot.
Je n’ai pas de dettes, pas de casier, pas d’addiction. Je n’ai juste… pas trouvé de logement. J’ai fait des demandes HLM, j’ai essuyé des refus. Les agences me rient presque au nez quand je dis que je n’ai pas de garant. Mon employeur est au courant, il m’a dit “courage”. C’est gentil, mais le courage ne remplace pas un toit.
Tous les mois, mon salaire tombe. Et tous les mois, il s’envole : essence, assurance voiture, téléphone, quelques repas chauds, et un abonnement à la salle de sport pour pouvoir prendre une douche sans attirer l’attention. Il me reste 80 € pour vivre. Pas assez pour une chambre, même pas un studio insalubre. Mais “trop” pour toucher des aides.
Un soir de janvier, il a fait -3°C. Je me suis réveillé avec les pieds gelés et la buée sur les vitres. J’ai cru que j’allais crever là. Pourtant, j’avais bossé toute la journée. J’étais utile. Je cotisais.
J’entends parfois des gens dire que “les assistés profitent du système”, que “ceux qui veulent travailler trouvent du boulot”. Moi j’ai du boulot. Mais je n’ai pas de maison. Et personne ne m’aide. Je suis un “pauvre actif”, une catégorie qu’on ne regarde pas. Je fais tout bien, mais je dors dehors.
Et ce qui me fait le plus mal ? C’est pas l’humiliation, c’est l’indifférence. Le regard des gens. Même des collègues. Personne n’imagine qu’un gars en CDI peut se laver au robinet d’un cimetière avant sa prise de poste.
J’ai arrêté de demander un logement. J’ai compris que dans ce pays, mieux vaut parfois ne pas travailler. Là, au moins, on vous écoute. Moi, on m’a dit que je n’étais pas prioritaire.