Le ministère de l’Intérieur défend les gendarmes accusés d’avoir lacéré un bateau de migrants sur une plage du Nord.

Migrants : Pourquoi les gendarmes ont-ils lacéré un bateau ?

SOCIETE

Pas-de-Calais, l’aube du doute

Sur la plage d’Équihen-Plage, au sud de Boulogne-sur-Mer, l’aube est encore grise et silencieuse, quand un bruissement inhabituel trouble le roulis de la mer. Ils sont là, à peine visibles, silhouettes noires courbées par la fatigue et l’espoir mêlés, traînant à bout de bras une embarcation pneumatique, longue et fragile, dans le sable froid. Il est un peu plus de cinq heures du matin. Pour ces hommes, ces femmes et ces enfants venus d’Érythrée, d’Afghanistan, de Syrie ou du Soudan, la Manche incarne l’ultime frontière : La dernière épreuve avant la promesse britannique.

Mais ce matin-là, leurs pas sont stoppés net.

Une vidéo choc diffusée par la BBC

C’est une équipe de journalistes britanniques de la BBC qui a filmé la scène. La vidéo, aujourd’hui virale, montre trois gendarmes français surgissant sur la plage. Ils ne crient pas. Ils n’interpellent personne. Ils ne dégainent ni matraque, ni fusil. Mais l’un d’eux sort calmement un couteau. Sans un mot, il s’avance vers le bateau, s’agenouille, et commence à lacérer le flanc du pneumatique, sous les regards stupéfaits des migrants. Une entaille nette, suivie d’un souffle de dégonflement brutal. En quelques secondes, l’embarcation est inutilisable.

Autour, des cris s’élèvent, entre colère et incompréhension. Certains migrants tombent à genoux, d’autres tentent vainement de boucher la déchirure. Mais le mal est fait.

Le départ est annulé. La mer, ce matin-là, n’aura pas d’âme à engloutir.

Que dit la loi ?

Officiellement, les forces de l’ordre françaises n’ont pas le droit d’intervenir une fois le bateau en mer, pour des raisons de sécurité. Toute tentative de forcer un retour vers le rivage pourrait provoquer des naufrages ou des panique à bord. En revanche, tant que l’embarcation n’a pas quitté le sable, leur marge de manœuvre est plus large — et l’acte de saboter une mise à l’eau est jugé par certains comme un « geste de prévention ».

Interrogé par les médias, le ministère de l’Intérieur a défendu l’intervention : « Il ne s’agit pas d’un acte de malveillance, mais d’une opération de sauvetage préventif. Ce bateau n’était pas conforme à une traversée sécurisée. »

Pour les autorités, mieux vaut un voyage empêché qu’un drame à pleurer.

Les ONG dénoncent un acte inhumain

Mais du côté des associations humanitaires, l’indignation est palpable. Pour elles, cet acte représente un niveau inédit de brutalité administrative. Le collectif Utopia 56, l’ONG Human Rights Observers, et le Secours Catholique fustigent un État qui choisit d’humilier plutôt que d’aider, de détruire plutôt que de protéger.

« Lacérer un bateau sous les yeux de personnes désespérées, c’est leur dire qu’ils ne valent rien. C’est nier leur humanité », tonne Camille François, militante sur le terrain depuis six ans à Calais.

Elle poursuit : « On ne peut pas saboter un radeau de fortune et ensuite prétendre qu’on sauve des vies. Les personnes repartiront demain, après-demain… au péril de leur vie, avec un autre bateau. »

Le drame d’il y a quelques mois n’est pas oublié : Le naufrage du 24 novembre 2021, qui avait coûté la vie à 27 migrants tentant de traverser la Manche à bord d’un bateau de fortune.

Le dilemme de la frontière invisible

Dans la froideur institutionnelle, une question demeure : Jusqu’où peut-on aller pour « dissuader » sans « déshumaniser » ?

Car dans ce désert de sable battu par le vent, la frontière est floue. La Manche n’est pas un mur. Elle n’arrête ni les vagues, ni la misère, ni les rêves. Elle est le théâtre tragique d’une migration qu’on ne veut ni voir ni accueillir.

Du côté britannique, les chiffres explosent : Plus de 12 000 migrants ont traversé la Manche en 2024, malgré les patrouilles aériennes, maritimes, les barbelés de Calais et les 541 millions d’euros que le Royaume-Uni a promis à la France pour empêcher ces traversées.

Mais l’effet dissuasif tarde à se voir. Chaque nuit, sur les plages du Nord, de nouveaux groupes s’organisent. Et chaque matin, des enfants tremblants grelottent sous des bâches de fortune, à quelques mètres des gendarmes.

Un acte isolé ou une nouvelle stratégie ?

Ce que montre la vidéo de la BBC n’est peut-être que la face émergée d’un changement de doctrine. Plusieurs témoignages évoquent désormais une multiplication de sabotages de bateaux. Certains parlent de coups de couteaux systématiques dans les embarcations stockées dans les dunes. D’autres rapportent des intimidations silencieuses, à l’abri des regards.

« On fait le sale boulot loin des caméras, mais cette fois, c’est la BBC qui a mis la lumière sur ce qu’on refuse d’assumer », confie anonymement un agent de terrain.

Et demain ?

Pour les migrants filmés ce jour-là, aucun retour au pays n’est prévu. Ils reviendront, attendront une autre nuit sans lune, une autre marée basse. Rien n’est plus tenace qu’un espoir né de la guerre, de la faim ou du désespoir.

Quant aux gendarmes ? Ils sont pris entre le marteau politique et l’enclume morale. Agir pour empêcher la noyade, ou détourner le regard pour ne pas broyer l’humanité.

Entre humanité et politique, l’équilibre impossible

Ce jour-là, à Boulogne, un bateau n’a pas pris la mer. Aucun corps n’a été retrouvé au large. C’est, dira-t-on, un soulagement. Mais à quel prix ? Ce geste — lacérer une embarcation sous le regard d’hommes fuyant la guerre — résonne dans l’Europe entière comme un malaise grandissant.

Un symbole. Un déchirement.

Une image qui restera dans l’histoire comme celle d’un continent tiraillé entre ses valeurs affichées et ses pratiques réelles.

Laisser un commentaire