Comment est-il possible de se retrouver à la rue en pleine trêve hivernale, sans ressources ni solution, après avoir partagé 26 ans de vie avec un homme, et malgré une rente confortable ?
Yoann : Une vie stable, une chute brutale, une errance invisible
Le jour où tout a basculé, Yoann ne l’avait pas vu venir. Pas comme ça. Pas aussi brutalement. Il faisait froid ce soir-là, un froid sec de décembre parisien, mordant et silencieux. Le genre de soirée où l’on reste chez soi, à l’abri, en se sentant chanceux d’avoir un toit. Mais Yoann, lui, ce soir-là, allait perdre le sien.
Pendant vingt-six ans, il avait vécu avec Luc, son compagnon, dans un petit appartement du 18e arrondissement de Paris. Luc était plus âgé que lui, 54 ans contre 47. Ensemble, ils avaient traversé les années, les épreuves, les rires, les silences parfois. C’était chez Luc, officiellement. Un logement social à son nom. Mais Yoann y vivait aussi, reconnu comme occupant légal par le bailleur, les factures d’électricité le prouvaient. Il n’était pas un squatteur. Il n’était pas un inconnu.
Et pourtant, ce soir de décembre 2024, Luc prit le téléphone et appela la police.
Yoann entend encore la sonnerie du téléphone, les quelques mots échangés à voix basse, et puis cette attente étrange, ce pressentiment, cet air glacial qui envahit la pièce avant même l’arrivée des forces de l’ordre. Ils sont arrivés à une dizaine, comme pour un flagrant délit, comme s’il représentait un danger. On ne lui demanda pas vraiment son avis. Ni son statut. Ni ses papiers. On ne regarda pas les documents qu’il voulut montrer. On l’expulsa.
En pleine trêve hivernale. En pleine nuit. Sans jugement. Sans procédure.
Le froid de la rue, la chaleur fragile des amis
Yoann ne savait plus où aller. Dans cette capitale où il avait construit sa vie, il n’avait plus de toit. Il trouva refuge chez Nick, son meilleur ami. Nick avait 55 ans, un cœur immense, mais un petit appartement. Il accueillit Yoann sans poser de questions. Deux mois. Deux mois où Yoann tenta de reprendre pied. De chercher un logement. De comprendre. Mais rien ne venait. Pas une seule visite. Pas une seule réponse.
Nick, à bout de place, finit par lui demander de partir. Non sans regret, non sans larmes. Mais c’était ainsi.
Yoann contacta alors John, son ami d’enfance. Ils s’étaient connus sur les bancs du lycée, à Rennes, il y a trente ans. John l’accueillit avec les bras grands ouverts, le 1er février 2025. Yoann traversa la France, une valise à la main, l’esprit en lambeaux. De la capitale au bout de la Bretagne, il espérait y retrouver un peu de paix.
Mais le mal-être n’avait pas fait le voyage seul.
Un handicap invisible, un système muet
Yoann est bipolaire. Il suit un traitement, chaque jour, rigoureusement. Mais aucun suivi psychiatrique. Aucun accompagnement. Il a cherché. Il a frappé aux portes. Personne. Trop autonome pour les structures d’urgence. Trop fragile pour être livré à lui-même. Entre deux mondes.
Chaque matin depuis février, il se lève, prend son traitement, allume son ordinateur et cherche un logement. Il envoie des dossiers complets, honnêtes, transparents. Il perçoit une rente d’invalidité issue de sa carrière dans les télécoms. Une rente stable, régulière, plus confortable que bien des salaires. Mais ce n’est pas un CDI. Et ça suffit pour tout bloquer.
Les agences ferment la porte. Le logement social ne répond pas. Les associations, elles, regardent ses ressources et lui disent qu’il gagne « trop ». Il ne rentre dans aucune case. Il est invisible administrativement. Trop pour être aidé, pas assez pour s’en sortir seul.
Même la banque lui dit non
Alors, Yoann a tenté une autre voie : Acheter. Faire un prêt immobilier. Investir dans un petit bien, une sécurité. Une stabilité. Il avait tout préparé, ses bulletins, ses justificatifs, son projet. Mais dès la première question, tout s’effondra :
– Êtes-vous en CDI ?
Non.
– Alors on ne peut pas donner suite.
La rente d’invalidité n’est pas reconnue par les banques. Elle n’entre pas dans leurs algorithmes, ne rassure pas leurs assureurs. Ce qui compte, ce sont les fiches de paie. L’emploi. Le CDI.
Yoann raccrocha. Une fois de plus, refusé pour ce qu’il n’était pas, et non pour ce qu’il était.
Yoann, c’est moi. Et je suis bloqué.
Je m’appelle Yoann. J’ai 47 ans. J’ai une rente. Un traitement. Un passé. Des amis fidèles. Mais je suis SDF administratif, refusé partout, coincé dans un entre-deux où l’aide sociale me trouve trop riche et le privé me trouve trop instable.
Je ne suis pas un cas isolé. Combien sommes-nous à être ainsi broyés, à la marge, sans qu’aucune porte ne s’ouvre ? Combien de personnes bipolaires, en rente d’invalidité, anciennement insérées, aujourd’hui rejetées, errantes, en silence ?
Je cherche un toit. Pas une faveur. Juste un toit. Un endroit où poser mes valises, mon traitement, mes espoirs.
Je m’appelle Yoann. Et je veux vivre. Pas survivre.