Pourquoi Madame Sarfati, cette vieille juive pied-noir exubérante, incarne-t-elle à elle seule tout le génie et toute la douleur d’Élie Kakou ?
Il entrait sur scène comme on entre dans un salon plein de souvenirs. Avec ses épaules rentrées, sa perruque noire bouclée, ses lunettes en cul de bouteille et ses gestes maniérés, Madame Sarfati envahissait tout. Elle n’était pas simplement un personnage. Elle était une mémoire collective. Une exilée. Une mère juive. Une caricature tendre. Elle était aussi, surtout, le double d’un homme discret, Élie Kakou, qui riait pour ne pas pleurer.
Né le 12 janvier 1960 à Nabeul, en Tunisie, dans une famille juive sépharade, Élie Kakou a vu le jour dans un monde qui allait bientôt disparaître. En 1966, alors qu’il n’a que six ans, sa famille quitte la Tunisie pour Marseille. Comme des milliers d’autres juifs pieds-noirs, ils laissent derrière eux leurs maisons, leurs souvenirs, leur langue, leurs racines, pour venir s’ancrer dans une France qui ne les attend pas vraiment. C’est dans les quartiers populaires de Marseille que le petit Élie va grandir. Il y apprend le goût du mélange, de l’accent qui chante, du couscous le vendredi soir, mais aussi celui de la moquerie, de la survie sociale par le rire.
Élie est un enfant hypersensible. Sa manière de se défendre, ce sera d’observer. De mimer. D’imiter. Il a le don de capturer l’âme des gens en quelques secondes. Sa mère, sa tante, la voisine du deuxième, le poissonnier du coin : Ils deviennent ses matières premières. C’est au lycée qu’il monte pour la première fois sur scène. Là, il comprend que quelque chose d’unique se passe entre lui et le public. Le regard. Le rire. L’attention. L’amour, même. Il vient de trouver sa vocation.
Après des études brèves et sans passion, il monte à Paris. Il s’inscrit au cours Florent, fréquente les petites salles, écume les castings, vit de petits boulots. Il met plusieurs années à percer. Il écrit, répète, doute, recommence. Et puis, un jour, elle arrive. Elle surgit d’un souvenir, d’une imitation familiale poussée à l’extrême. Madame Sarfati. Une vieille juive pied-noir débordante d’amour et d’indiscrétion. Une mère étouffante, bruyante, omniprésente. Mais aussi une femme seule, exilée, désorientée dans la France moderne. Une femme qui a tout donné à ses enfants et qui ne sait plus quoi faire de sa vie.
Madame Sarfati n’est pas juste un sketch. Elle est une révélation. Un exutoire. Une confession d’identité. Elle est l’incarnation de tout ce qu’Élie a vécu, digéré, transformé en art. En 1994, au Théâtre Grévin, il présente son premier spectacle. C’est un triomphe. La France tombe amoureuse de cette excentrique au grand cœur qui donne des leçons de vie à ses enfants et des coups de pression à ses belles-filles. Le succès devient national avec la captation télévisée « C’est pour rire« . TF1 le diffuse en prime time. Élie devient une star.
Mais il ne se contente pas de Sarfati. Il crée une galerie de personnages, tous plus incisifs les uns que les autres : Le professeur de danse hystérique, la speakerine surannée, le guide touristique absurde, le tailleur à l’accent traînant. Tous ont en commun d’être des observateurs décalés du monde. Des gens à la marge. Des oubliés. Des réfugiés culturels. Et tous ont un fond de tendresse, de désarroi masqué par le rire.
Élie Kakou devient une figure à part de l’humour français. Il ne fait pas rire contre, mais avec. Il ne dénonce pas, il observe. Il n’agresse pas, il caresse. Son humour est une danse fine entre le stéréotype et la vérité. Il ose aborder les sujets sensibles : Le communautarisme, l’identité, l’homosexualité, le racisme, la vieillesse, sans jamais tomber dans la vulgarité ni le prosélytisme. C’est un funambule de la comédie.
Mais derrière les projecteurs, l’homme souffre. En 1996, alors qu’il est au sommet de sa carrière, Élie Kakou apprend qu’il est atteint d’un cancer du poumon. Lui, l’enfant du soleil, le non-fumeur, le danseur inlassable, se retrouve rattrapé par une maladie implacable. Il décide de ne rien dire au public. Il continue à jouer. Il veut mourir debout, comme ses personnages. Il masque sa douleur sous le maquillage. Il transforme sa souffrance en art. Il écrit un nouveau spectacle. Il tourne un film, « La vérité si je mens !« , où il brille en tailleur communautaire.
Mais la maladie gagne du terrain. Elle le consume de l’intérieur. En juin 1999, il est hospitalisé. Quelques jours plus tard, le 10 juin, Élie Kakou meurt à 39 ans. Trop tôt. Trop jeune. Trop talentueux. La France est en larmes. Les hommages pleuvent. Son enterrement à Marseille rassemble une foule immense. Les anonymes viennent dire adieu à celui qui leur avait appris à rire d’eux-mêmes, à assumer leurs origines, à ne pas avoir honte d’être multiple.
Aujourd’hui encore, les sketchs d’Élie Kakou circulent sur les réseaux sociaux. Les jeunes les découvrent. Les anciens les pleurent. Madame Sarfati vit toujours. Elle est dans chaque mère juive un peu envahissante, dans chaque accent pied-noir un peu trop fort, dans chaque souvenir d’exil. Elle est un hommage vivant à ceux qui ont quitté leur terre en emportant leur humour comme dernier bagage.
Et peut-être est-ce cela, le plus bel héritage d’Élie Kakou : Avoir montré que le rire n’est pas une arme, mais une boussole. Une manière de se retrouver, de se réconcilier, de survivre. Une étincelle de vérité dans un monde désabusé. Une main tendue vers l’autre, même quand on ne parle pas la même langue.
Et dans un coin de scène, quelque part, peut-être, Madame Sarfati continue de marmonner : « Tu veux pas finir ton dessert ? Il va pleurer !«