Un dimanche matin, en feuilletant le programme culturel de sa petite ville du Tarn, Solange tombe sur une annonce improbable : « Concert exceptionnel de Hugues Aufray ». Elle repose son café. — À 96 ans, vraiment ? Comment fait-il encore pour monter sur scène, enchaîner les concerts et vivre une histoire d’amour avec une femme de quarante-cinq ans sa cadette ?
Le dernier troubadour debout
Hugues Aufray n’est pas un homme, c’est une légende. Une silhouette familière, campée droit comme un chêne sur scène, la guitare en bandoulière, la voix rugueuse comme les galets de la Garonne, et un regard d’enfant illuminé par la flamme de la poésie. À 96 ans, il est, sans conteste, le plus vieux chanteur encore en activité en France, et peut-être même dans le monde occidental. Mais il n’est ni grabataire ni nostalgique : Il est fringant, vivant, debout, en tournée, sillonnant les routes de l’Hexagone, donnant encore deux à trois concerts par mois, de Strasbourg à Perpignan, de Brest à Nice.
Il aurait pu s’arrêter cent fois. Il aurait pu s’endormir sur ses lauriers, lui qui a vu la France entière entonner ses refrains, vibrer au rythme de « Santiano« , « Céline« , « Stewball« , « Le petit âne gris« … Et pourtant non. Il chante encore. Il raconte. Il transmet. Il est le dernier troubadour, le témoin vivant d’un temps où la chanson était un cri, une prière, un feu de joie au coin d’un monde trop souvent gris.
Une passion qui défie le temps
Mais d’où vient cette endurance hors normes ? Le secret d’Hugues Aufray tient en un mot : L’amour. L’amour de la scène, du public, de la langue française. Mais aussi, plus discrètement, l’amour d’une femme.
Depuis quelques années, il vit avec Murielle, sa seconde épouse, de quarante-cinq ans sa cadette. Et si cela a pu susciter des commentaires dans les dîners mondains, pour lui, l’évidence est ailleurs : « Ce n’est pas l’âge qui compte, c’est l’âme », dit-il souvent en riant. Leurs regards se croisent avec tendresse, leurs mains se tiennent sans trembler, comme deux adolescents échappés du monde des conventions. Elle veille sur lui, sans le brider. Il l’écoute, sans se replier. Ensemble, ils ont trouvé un équilibre à contre-courant, une complicité douce et puissante qui le nourrit et le prolonge.
Le corps, l’esprit, et l’harmonie
Son mode de vie ? Un mélange rare de discipline et de liberté. Hugues Aufray ne boit pas, ne fume pas, mange sainement — mais sans excès d’orthodoxie — et pratique quotidiennement la marche en forêt dans sa maison de l’Essonne, entouré de chevaux, d’arbres et de silences. Il parle souvent à ses bêtes. Il médite. Il joue de la guitare. Et il écrit. Car il prépare un nouvel album, oui, à 96 ans. Un recueil de chansons inédites et de poèmes, comme un bouquet final avant l’au-delà, mais sans aucune gravité.
« La mort ne me fait pas peur, elle est naturelle. Ce qui m’effraie, c’est d’arrêter d’aimer, d’apprendre, de chanter. »
Un monument de l’histoire de France… mais vivant !
Peu d’artistes incarnent autant l’histoire de la chanson française qu’Hugues Aufray. Lorsqu’il débute, en 1959, la France vit encore sous la présidence de De Gaulle. Les vinyles tournent sur les platines, la télé est en noir et blanc. Il chante pour les marins, les enfants, les rêveurs et les chevaux. Il fait entrer le folk américain dans le cœur des Français, adaptons en français les chansons de Bob Dylan avec qui il est ami personnel. C’est un pont entre deux mondes. Un passeur.
Et pourtant, malgré les décennies qui passent, il n’a jamais été muséifié. Il continue à réactualiser ses arrangements, à collaborer avec de jeunes musiciens, à défendre la jeunesse, à s’indigner contre l’injustice, à célébrer la nature, à chanter pour les oubliés.
Le vieil homme et la scène
Lorsque les lumières s’éteignent et que le rideau se lève, Hugues Aufray entre lentement, sans canne, sans prompteur, sans tricherie. Il s’assoit parfois, il plaisante souvent. Il parle à son public comme à de vieux amis. Et puis il chante. Et là, le miracle se produit : La voix est là, intacte, rocailleuse mais claire, familière comme un feu de bois, bouleversante comme un poème lu à voix basse.
Le public est multigénérationnel. Il y a des septuagénaires qui pleurent en silence. Des trentenaires venus par curiosité. Et des enfants qui découvrent, médusés, que la beauté n’a pas d’âge.
Un artiste de transmission
Hugues Aufray n’a jamais chanté pour lui. Il a toujours chanté pour les autres, pour que ses chansons leur appartiennent. Aujourd’hui, il anime aussi des ateliers d’écriture dans des écoles, chante dans des maisons de retraite, participe à des projets associatifs, et parraine des jeunes talents. Il ne cherche pas à être un modèle. Il est juste fidèle à ce qu’il a toujours été : Un homme debout, les yeux ouverts, le cœur en feu.
Et si le secret de l’immortalité, c’était lui ?
À l’heure où tant de célébrités se brûlent les ailes à force de paraître, où l’on oublie si vite les anciens pour ne jurer que par l’instant, Hugues Aufray est une réponse, un exemple, une respiration. Il ne cherche ni le buzz ni la gloire, mais la justesse, l’harmonie et la vérité.
Et si finalement, le secret de l’immortalité, c’était de continuer à croire aux chansons ?