« Que sait-on vraiment du docteur Keller, ce généraliste discret de Sarreguemines radié à vie pour ses ordonnances de Subutex ? Était-il un dealer en blouse blanche… ou un homme dépassé par sa compassion ? »
Il s’appelait Docteur Alain Keller. Enfin, c’est ainsi qu’on l’appelait encore il y a quelques mois, avant que son nom ne soit rayé des plaques dorées, des listings de la CPAM, des couloirs feutrés de l’Ordre des Médecins. Un nom désormais associé non pas à la guérison, mais à la dépendance, à la suspicion, à une affaire trouble où se mêlent Subutex, désespoir, et dérapage.
Tout commence dans une petite rue calme de Sarreguemines, commune frontalière où la routine a des accents lorrains et allemands. Là, dans un cabinet sans prétention, le docteur Keller accueillait ses patients depuis vingt-sept ans. C’était un homme discret, à la limite de l’effacement, toujours en blouse, toujours à l’écoute. On disait qu’il avait une faiblesse : Celle de ne jamais juger.
Le médicament qui soulage… et qui condamne
Le Subutex, ou Buprénorphine, est un traitement de substitution aux opiacés. Il sauve, dit-on, ceux que l’héroïne a pris sous son joug. Il calme les corps en manque, redonne une chance. Mais il est aussi une monnaie, une addiction, un levier de trafic quand mal utilisé.
D’après les chiffres révélés par l’enquête de la CPAM et de l’Ordre, le docteur Keller aurait prescrit des quantités invraisemblables de Subutex entre 2019 et 2022. Des centaines d’ordonnances. Des noms de patients revenant comme des refrains. Des posologies atteignant des sommets. Et toujours ce sentiment diffus : Le médecin n’était pas dupe. Alors, pourquoi ?
Témoignages croisés : Entre détresse et dépendance
Mounir, ex-patient du cabinet, témoigne à visage couvert :
« Je venais d’arriver à Sarreguemines, je sortais de prison, j’avais besoin de Subutex pour pas replonger. C’est lui qui m’a aidé. Il m’a jamais demandé pourquoi je revenais toutes les deux semaines. Juste : “Tu vas mieux ?” »
Même discours chez Estelle, 23 ans, ex-toxicomane aujourd’hui suivie dans un centre à Metz :
« Sans lui, j’aurais fait n’importe quoi. Il me disait que je valais mieux que ça. C’était pas un dealer. C’était un toubib au cœur trop tendre. »
Mais dans l’envers du décor, les pharmaciens de Sarreguemines eux-mêmes finissent par s’alarmer.
« On voyait passer 15, 20 ordonnances de Subutex par semaine avec sa signature. Et souvent, les patients n’étaient même pas suivis ailleurs », confie anonymement une préparatrice.
L’alerte et la machine administrative
C’est une remontée automatique des données de prescription qui déclenche l’enquête. En pleine crise des opiacés, l’Assurance Maladie veille. L’Ordre régional est saisi. Un audit. Des convocations. Le docteur Keller tente de s’expliquer : Il reconnaît des prescriptions « hors cadre », parle de patients désocialisés, de cas désespérés, de manque de moyens.
Mais la Commission disciplinaire ne l’entend pas de cette oreille. En septembre 2023, l’Ordre des Médecins de Moselle prononce une radiation définitive. Sanction confirmée en appel en mars 2024. Le médecin, désormais à la retraite forcée, a quitté la région. Personne ne sait où il est parti.
Et maintenant ? Un cabinet vide, des questions sans réponse
Le petit cabinet de la rue Kléber est fermé depuis six mois. La porte est barrée. Une boîte aux lettres déborde de prospectus. Sur Google, les anciens avis sont encore là. Des cinq étoiles, des mots de gratitude. Ironie froide du numérique.
Personne ne sait ce que deviendront ses patients. Certains ont été redirigés vers des centres spécialisés. D’autres ont disparu du radar.
Et la question demeure : Le docteur Keller était-il un praticien en roue libre, ou un homme sacrifié pour ne pas avoir su dire non ? Était-il le dernier rempart contre le retour à l’héroïne, ou un complice d’un trafic silencieux ?
La justice, elle, n’a pas été saisie. Pas de plainte pénale à ce jour. Seulement cette radiation, et cette honte sourde que personne n’ose nommer.