Sarah, professeure d’histoire dans un lycée de région parisienne, pose cette question à ses élèves lors d’un cours sur la Ve République : « Savez-vous combien d’essais nucléaires la France a réalisés depuis la création de sa bombe atomique ? Et quelles en furent les conséquences humaines, sanitaires et environnementales ? »
210 essais nucléaires français : Le bilan d’un demi-siècle d’atomisation
Entre 1960 et 1996, la France a réalisé 210 essais nucléaires, d’abord en Algérie, puis en Polynésie française. Ces expérimentations, menées dans le plus grand secret ou sous strict contrôle militaire, ont laissé derrière elles un passif sanitaire, écologique et moral majeur, dont les effets se font encore sentir aujourd’hui.
Les débuts dans le Sahara : Reggane et In Ekker
Le premier essai nucléaire français, « Gerboise bleue », a lieu le 13 février 1960, dans le Sahara algérien, sur le site de Reggane, alors que l’Algérie est toujours sous domination coloniale. Trois autres explosions atmosphériques y seront réalisées jusqu’en avril 1961.
À partir de novembre 1961, les tests se déplacent vers le site d’In Ekker, dans le massif du Hoggar. Là, 13 essais souterrains seront réalisés jusqu’en février 1966, dont certains provoqueront des fuites radioactives majeures.
Parmi eux, l’accident du Béryl, le 1er mai 1962, reste le plus emblématique : Une explosion souterraine échappe au confinement, libérant un nuage radioactif. Plusieurs militaires et membres du gouvernement présents sur place sont contaminés. L’État minimisera l’incident pendant des décennies.
La Polynésie, nouveau théâtre atomique
Après l’indépendance algérienne, la France déplace ses essais nucléaires dans le Pacifique Sud, sur les atolls de Mururoa et Fangataufa, en Polynésie française. De 1966 à 1996, 193 essais y sont menés :
- 46 essais atmosphériques entre 1966 et 1974,
- 147 essais souterrains de 1975 à 1996.
Les essais atmosphériques ont occasionné de larges retombées radioactives, affectant les populations locales, les militaires français déployés sur place et l’écosystème marin. À plusieurs reprises, des vents dominants ont dispersé des poussières radioactives jusqu’à Tahiti, où des niveaux anormaux de radiation ont été enregistrés.
Les essais souterrains, censés être mieux confinés, ont également été source de contamination. Des fuites ont été signalées, et la fragilisation des atolls, perforés à répétition, pose encore aujourd’hui des risques d’effondrement.
Le chiffre-clé : 210 essais nucléaires en 36 ans
Lieu | Nombre d’essais | Période | Type d’essai |
---|---|---|---|
Reggane (Algérie) | 4 | 1960 – 1961 | Atmosphériques |
In Ekker (Algérie) | 13 | 1961 – 1966 | Souterrains |
Mururoa/Fangataufa | 193 | 1966 – 1996 | Atmosphériques + Souterrains |
TOTAL | 210 | 1960 – 1996 |
Des conséquences sanitaires sous-estimées
Des dizaines de milliers de militaires, fonctionnaires, ouvriers locaux et populations civiles ont été exposés à des doses de radiation, souvent sans protection, ni information.
Plusieurs études scientifiques et témoignages d’anciens appelés rapportent une multiplication des cancers, des leucémies, des malformations congénitales et des maladies chroniques. En Polynésie, une étude officielle publiée en 2021 reconnaît que au moins 110 000 personnes ont été potentiellement exposées à des doses significatives.
Pourtant, la reconnaissance des victimes par l’État a longtemps été quasi inexistante.
La loi Morin : Une reconnaissance tardive et partielle
Il faudra attendre 2010, soit 50 ans après le premier essai, pour que la France adopte une loi reconnaissant les effets des essais nucléaires sur la santé humaine. Connue sous le nom de « loi Morin », elle crée un mécanisme d’indemnisation pour les victimes.
Cependant, ce dispositif s’avère extrêmement restrictif. Les premières années, moins de 5% des demandes aboutissent. Ce n’est qu’en 2017, après une décision du Conseil d’État, que le mécanisme est assoupli.
Aujourd’hui encore, des anciens militaires, descendants de populations autochtones et associations dénoncent des procédures opaques et un manque de transparence dans le traitement des dossiers.
Un héritage environnemental toujours présent
Plusieurs zones, en Algérie comme en Polynésie, restent contaminées. Aucune décontamination complète n’a été réalisée à Reggane ou In Ekker, où des sites souterrains sont toujours surveillés. En Polynésie, des capteurs sous-marins détectent régulièrement des mouvements et anomalies radioactives.
En 2022, la Commission de Recherche et d’Information Indépendante sur la Radioactivité (CRIIRAD) dénonce le manque d’accès aux données, la non-publication de certains relevés et la persistance d’opacité étatique.
Un devoir de mémoire toujours en construction
Malgré quelques gestes symboliques – comme la visite du président Macron en 2021 en Polynésie – les attentes des victimes restent largement insatisfaites.
La France possède encore aujourd’hui environ 300 têtes nucléaires opérationnelles, stockées à l’Île Longue (Bretagne), sur les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins. Le passé nucléaire du pays, lui, reste un sujet sensible, peu enseigné et encore peu reconnu dans sa dimension humaine.
Un passé radioactif que la France peine encore à assumer
Les essais nucléaires français ont marqué l’histoire militaire et diplomatique du pays, mais ils ont aussi laissé des cicatrices humaines, sanitaires et écologiques profondes. Des zones contaminées, des populations sacrifiées, des vérités cachées.
Soixante-cinq ans après Gerboise Bleue, la question reste entière : La France a-t-elle réellement reconnu l’ampleur de son héritage atomique ?
Article très intéressant, merci.